Une sacrée histoire !

-Échec et mat !

-Ah ! Mais c’est pas vrai ! Je n’ai même pas eu le temps de roquer !

-Du coup, c’est vous qui payez la p’tite sœur ! – Le Roger, un rabougri d’une cinquantaine d’années semblable à une musaraigne coiffée d’une casquette de tweed triomphait – Tom, tu nous ramènes deux mousses ?

-Oui et bien mollo sur la picole, hein… – tempéra le perdant de cette partie d’échec – A ce train-là, vous allez rentrer chez vous à quatre pattes.

-Tiens, en parlant de « picole », vous nous la terminez cette histoire ?, insista le Roger.

Tom le barman, semblable à un morse aussi hirsute et gras, surgit de derrière son bar et lança en se tripotant une moustache particulièrement fournie :

-Oui, au final, on ne sait toujours pas ce qui vous est arrivé…

-Bon je reprends… Dehors, c’était un véritable cataclysme. Des averses de neige battaient le pare-brise, de vilaines bourrasques poussaient de droite à gauche la voiture, tandis que…

-Oui, bon, c’est l’hiver quoi ! Y a rien d’exceptionnel à ce qu’il neige dans la région, le coupa le Roger.

-C’est moi qui raconte ou c’est vous ?

-Allez-y allez-y… Ne l’écoutez pas !, l’encouragea le Tom.

-Comme vous avez sans doute dû le lire quelque part, j’ai perdu mon volant pour l’année prochaine…

-Pour sûr, qu’on l’a entendu dire ! Hein, Tom !

-C’est bien vrai le Roger… Viré comme un malpropre de chez Maserati. Un grand pilote comme vous… Après tout ce que vous aviez fait pour l’écurie…

-Bref… Pour me remonter le moral, ma sœur me dit : « viens passer les fêtes de Noël avec nous. Ça te changera les idées. » Donc je me retrouve sur vos dingues de routes à éviter adroitement les congères et je réussis tant bien que mal à ne pas sortir de la piste.

-Pas à dire, z’avez de beaux restes question pilotage, pour sûr, hein Tom ?

-Tu dis vrai l’Roger. C’est que c’est des drôles de virages pour monter sur le « Pas-du-Jöl »…

-Mais je n’étais pas au bout de mes peines – continua l’imprévu conteur – En sortie d’une épingle, je vis alors en plein dans mes phares… Je vous le donne en mille ! : un renne.

-Un renne ?, s’étonnèrent les deux autres hommes.

-Un renne !

-Non, mais vous voulez dire un cerf ou un chevreuil ou une aut’bête ?, questionna le barman.

-Oui, vous z’aut’ de l’ville, vous ne distinguez pas toujours le…euh… le bon grain de l’ivraie. Pas vrai l’Tom ?

-Si fait, le Roger mais ne commence donc pas à faire des phrases que c’est compliqué dans ta tête… Alors, ce cerf ?

-Non non non, un renne ! Je ne vous dis pas n’importe quoi ! Je ne suis pas que pilote automobile, j’ai eu aussi un diplôme de zoologie… dans le temps. Un vrai renne mâle, quoi : Rangifer tarandus.

-Un renne ? Mais on n’a pas de ça dans la région. T’en dis quoi l’Tom ?

-En tout cas, le vieux Marcel n’a jamais tiré ça… Un cycliste ou un promeneur une fois ou deux, ça oui. Mais jamais de renne… Qu’est-ce que vous avez fait du cadavre justement ?

-Ah, mais je ne l’ai pas touché ! En l’évitant, je me vautre complètement dans une immense congère. Pas moyen de sortir la Maserati de là…

-C’est pas tellement conçu pour un gymkhana dans la neige ces voitures-là…, commenta le Roger.

-Je sors furibard de l’habitacle et commence à engueuler le renne qui me regarde bizarrement. Soudain, il tourne les talons, se barre dans la forêt et disparaît.

-Comme par hasard !, siffla Tom.

-Ah ça, quelle coïncidence !, s’exclama Roger.

-Ouais, vous ne me croyez pas, quoi !

-Mais si mais si… Tenez, pour votre peine je vais carrément ouvrir une bonne bouteille maintenant que la salle s’est vidée, fit Tom en ouvrant une armoire derrière son comptoir.

-Ah c’est vrai qu’on est les derniers. Et c’est tout ?, fit le Roger en parcourant du regard l’intérieur enfumé de la taverne.

-Pas du tout ! Pour je ne sais quelle raison, je suis la bête.

-Comment ça : vous « êtes » la bête ?

-Non je suis… enfin… je poursuis la bête si vous préférez.

-Pourquoi faire ?

-Ce que je sais, moi ? Je ne devais pas avoir les idées très claires. J’étais sans doute en état de choc après tout.

-Finalement, votre écurie avait p’têt bien raison de vous remplacer. Si vous perdez vos moyens sur un si petit accident…, lâcha sardoniquement le Roger.

-Plaît-il ?

-Rien. Il dit des bêtises. Continuez, encouragea le Tom.

-Je prends donc la direction prise par le renne. Il fait nuit noir. Tout est gris bleu à cause de la neige. Je ne vois absolument rien et je me paume complètement.

-Tu m’étonnes !

-Le nombre de gars qu’on a retrouvé comme un morceau de viande congelé dans cette fichue forêt.

-Mais… tout à coup, j’entraperçois une lueur au loin.

-C’est français, ça : « entrapercevoir » ?

-C’est la meilleure ça ! C’est les deux péquenauds du coin qui vont m’appendre le français sans doute ?

-Vous fâchez pas !, souffla Roger.

-Sans compter que le péquenaud est déjà bien bon de vous avoir fourni à manger, à boire et une chambre, s’indigna le patron de l’établissement.

-Ne recommencez pas à vous bouffer le nez tous les deux, j’ai envie de savoir ce qu’il se passe après. Cette lueur ?, demanda Roger.

-Cette faible lueur devient mon idée fixe. Je fonce comme un fou à sa rencontre. Et j’arrive au bout de quelques minutes de courses sur un chalet en bois. La lueur provenait d’une vieille lampe à huile derrière une fenêtre.

-Il n’y a pas de cabane ni de maison dans la forêt…

-Ben si, il y a bien eu c’tte bicoque là…. Comment il s’appelait le zigoto ?

-Le vieux Klaus ? Mais ça doit faire 30 ans qu’il est mort maintenant. Et puis je me demande si ce n’était pas des histoires pour faire peur aux gamins finalement…

-Eh bien moi je vous dis qu’il y avait une petite maison en bois.

-Admettons… Poursuivez !

-J’avais froid et j’en avais marre de crapahuter dans la neige et dans le noir, du coup, ni une ni deux, je tambourine à la porte.

-Et là paf ! C’était vide, bien évidemment…

-Pas du tout ! La porte s’ouvre et un type énorme apparaît dans son encadrement : l’âge incertain, une grande barbe blanche qui lui mange le visage et une partie du torse et des sourcils broussailleux qui auraient pu servir d’abri à une famille de souris. Et puis attelé comme un cheval de cirque avec ça ! Il était vêtu de grosses bottes fourrées, un large pantalon et une veste ample de couleur verte avec pompons et glands dorés, une énorme ceinture qui tentait de tenir sa bedaine rebondie et un gros bonnet rouge qui lui tombait sur le coin de l’oreille. Un vrai personnage de carnaval !

Les deux amis se regardèrent interloqués.

-« V’nez-y donc ! », qu’il me fait. « Rester dehors par un temps pareil, c’est un coup à chopper du mal ! ». Dons je suis rentré… D’abord pour me réchauffer puis pour demander à appeler une dépanneuse. Je n’avais pas tellement envie de passer le nouvel an dans la région. Sans vouloir vous offenser… Mais je devais déchanter assez rapidement…

-Pourquoi ?

-Comment vous dire ? Vous voyez la petite maison dans la prairie.

-Euh… plus ou moins, oui…

-Eh bien, vous prenez l’intérieur de la baraque des Ingalls, vous rajouter des jouets en bois partout, un grand sapin, deux ou trois décorations chatoyantes, un grand feu, deux vieux fauteuil et…

-Et ?, questionna Tom.

-Et c’est tout. Je lui demande tout de même s’il a internet, un téléphone ou même un pigeon pour envoyer un message. Il me répond « rien de tout ça, je ne préfère pas qu’on puisse me contacter, d’aucune façon…».

-Un ermite en somme.

-Exactement, un vieil ermite, tentant de vivre peinard, seul dans la forêt. Il m’indique un fauteuil et me colle dans les mains une tasse de vin chaud aromatisé à la cannelle sortie de nulle part.

-Moi, je rajoute une rondelle de citron et de l’anis badiane, commenta Roger.

-Et moi, quelques clous de girofle… Mais chut ! Laisse finir le monsieur.

-Il me regarde alors avec des petits yeux perçants en plaçant ses mains en pyramide collées à son torse. Et là grosse surprise !

-Il lâche une caisse ?, lança la Roger.

-Ah bravo, c’est fin ! Non, il m’appelle par mon prénom.

-Mais vous le connaissiez ce gars-là ?, s’étonna le Tom.

-Jamais vu de ma vie ! Mais bon, peut-être qu’il m’avait reconnu une fois dans les journaux ou à la télé. Encore que ce ne doit pas être le genre à suivre le sport automobile… Non seulement, il m’interpelle mais il commence à me sermonner « mon petit, ça fait un moment que je souhaitais te revoir… »

-Ah vous voyez qu’il vous connaît.

-Tais-toi bon sang !

-Il me tutoie, ça part déjà mal, mais il poursuit : « Avant de devenir cet adulte arrogant et un peu aigri, tu étais un si gentil petit garçon. Tu ne souhaitais que des petites voitures miniatures quand tu n’étais qu’un bambin… Comme… Celle-ci… » Il me sort alors une petite Formule 1 en bois de couleur jaune avec un numéro 1 sur le museau. Une petite voiture absolument identique à celle que je garde comme porte-bonheur depuis mon enfance. À ceci près, que celle qu’il agitait devant mon nez semblait neuve.

-Ça par exemple !

-Il continue : « Tu ne rêvais que d’une chose, devenir toi-même un grand pilote automobile comme tes idoles de l’époque, Hamon Dill, Häka Mikkinën et bien sûr le grand Michel Cordonnier. J’ai voulu alors donner un coup de pouce à ce petit garçon si ambitieux et aux yeux bizarrement gris. Je t’ai donné un don par le biais de cette petite voiture. Celui de toujours aller plus vite que les autres pour peu que tu sois sur quatre roues… et que tu la gardes près de toi. Mais à tout don, il y a toujours une contrepartie… » Je plissais les yeux à mon tour et me demandais sérieusement où ce vieux timbré allait en venir. « Le temps de ton don est révolu. Place aux jeunes maintenant ! Il est plus que temps. Mais ça ne veut pas dire que tu n’as pas encore une mission sur cette terre… »

-Je vous ressers la dernière ?, coupa le Tom.

-Tu as bien le don de couper les histoires pile où il ne faut pas, toi. Pire que les pubs à la télévision… C’était quoi cette mission ?

-Le vieux se relève un peu dans son fauteuil et me fixe intensément. Il hausse alors le ton : « tu as bien profité de la vie et tu as gagné énormément d’argent. Maintenant c’est à toi d’apporter du bonheur autour de toi. Donne ! Aide ! Protège ! Soigne ! Soutiens ! Console ! C’est ce que j’attends de toi ! Quitte ton attitude égoïste et fais le bien autour de toi pour le reste de tes jours ! Sinon… » Et là, il me désigne de son doigt ganté quand soudain…

-Eh bien ? Soudain quoi ? Ne nous laissez pas comme ça…, s’insurgea le Roger.

-Attendez ! On papote, on papote… mais je n’ai toujours pas touché à mon verre, moi. – le conteur s’enfile un canon avec délectation puis continue – Soudain, disais-je, une cloche se fait entendre. Depuis un moment déjà, j’avais remarqué qu’il y avait un peu de bruit et de la lumière dans une deuxième cabane, un peu plus grande que la première, que j’apercevais derrière la fenêtre. Le vieux regarde subitement l’heure sur une horloge particulièrement compliquée, se lève de son fauteuil beaucoup plus vite que son poids et son âge ne l’auraient laissé supposer et ni une ni deux il me vire de la maison en prétextant d’avoir énormément de boulot cette nuit-là.

-Peuh ! Un grand gaillard comme vous ?, s’étonna le Barman moustachu.

-Une force de la nature, je vous dis. Il m’a pris par le col et m’a soulevé du sol comme si j’étais un chihuahua… Mais ce n’est pas tout. Avant de me jeter dehors, il me donne une petite pièce d’or et me sort : « pour revenir dans ton monde, c’est facile, il suffit de le vouloir très fort en fermant les yeux et en serrant cette pièce dans ta main gauche. Mais n’oublie pas ce que je t’ai dit… » Et il claque la porte et disparaît puis tout s’éteint dans la maison.

-Et vous avez fait quoi ?

-Ben j’ai fait ce qu’il m’a dit. J’ai serré la pièce et fermé les yeux… Je me suis concentré et bam ! Je me suis retrouvé devant le « Guinea Pig »…

-Devant mon pub ?

-Eh oui…

-Et elle est où cette pièce ?

Notre héros fouille alors ses poches dans l’espoir de retrouver la pièce d’or. En vain…

-Mais enfin… je l’avais juste là et… qu’est-ce que c’est que ça ?

Il ressort de sa poche un trousseau de clé sur lequel est accrochée non pas l’habituelle miniature de son enfance mais celle flambant neuve du vieil homme. La livrée de son casque est même reproduite sur celui du petit bonhomme dans le baquet. Notre homme est abasourdi mais Tom le coupe dans ses pensées.

-Y a-t-il un seul mot de vrai dans toute cette histoire ?

-Ah… Laissez tomber, je savais bien que vous ne me croiriez pas… Tiens d’ailleurs, il se fait tard, je vais me coucher puis demain je reprends une bagnole pour rejoindre ma sœur et sa famille. Et basta ! Dans deux jours, je pourrai réveillonner avec eux…

-Ça m’étonnerait, on est déjà le 24…, ajouta Roger, la musaraigne.

-Le 21, vous voulez dire ?

-Je vous assure que ce soir, nous sommes le 24, le réveillon de Noël, quoi ! J’allais justement vous proposer de venir à la messe de minuit avec nous.

-Le 24 ?! Mais… c’est impossible ! Comment aurais-je pu perdre trois jours entiers ? Ça na pas de sens…

Son regard se porte encore sur sa petite auto dans ses mains… Faire le bien autour de soi ? Après tout, pourquoi pas… Il ne l’avait jamais fait auparavant, ça peut être amusant… Une nouvelle vie qui commence…

-Allez ! C’est avec plaisir. Je passe Noël avec vous deux. Ce sera ma première bonne action de ma nouvelle vie : égayer le quotidien de deux vieux loups solitaires.

-Oh, mille mercis mon seigneur – se moqua Tom en mimant une sorte de révérence – Mais je sens qu’on va bien s’amuser !

-Oui, et puis vous avez un vrai don pour inventer de sacrées histoires. Ça pour sûr, hein Tom ?

ALLARD Olivier